PDQ Concorde - La capitaine quitte le navire... mais nous laisse la boussole

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  • par GHS

Giovanna Ronconi, 44 ans, a quitté à fin 2021 le poste de cheffe de projet qu’elle occupait depuis treize ans à l’Office de l’urbanisme de l’État de Genève. Elle a consacré les dix dernières années au développement du quartier de la Concorde. C’est dans une atmosphère intimiste, au micro de Louise Goffin, ancienne coordinatrice du Forum, qu’elle revient avec émotion sur cette expérience qui l’a transformée humainement et professionnellement.

Giovanna : j’ai été un peu prise au dépourvu lors de la dernière présentation publique du Forum. J’ai pris la parole pour dire adieu à la Concorde mais je n’y suis pas arrivée. J’étais émue. Je me suis demandé pourquoi ça me prenait tellement à cœur (émotion dans la voix). Parfois les gens me disent que je suis trop engagée mais, pour moi, la Concorde c’est presque un bébé.

Bien sûr, j’ai fait des études mais en réalité, j’ai appris la plus grande partie de mon métier avec la population de ce quartier. J’ai réellement compris que je ne pouvais pas faire de l’urbanisme sans les gens. Si je voulais travailler à refaire la ville dans la ville, à la requalification urbaine, je ne pouvais pas le faire sans les personnes qui y étaient déjà.

Giovanna Ronconi en discussion avec des habitants devant la maquette du quartier

Louise  : cela signifie qu’au cours de ta formation, les notions de concertation citoyenne ou de démocratie participative n’étaient pas tant mises en avant ?
Giovanna : j’ai fait l’architecture de 1995 à 2001 puis j’ai fait une spécialisation de 2002 à 2005. A mon époque, on ne traitait pas ces sujets-là. On m’a enseigné que l’urbanisme c’est l’établissement d’un projet et que la réussite c’est la réalisation de ce projet. C’est mon expérience de terrain qui m’a ouverte à d’autres apprentissages.

C’est en arrivant à la Concorde et en voyant la mobilisation qu’il y avait autour du projet que je me suis dit que ce serait bête de ne pas considérer cette force-là. En lisant le document produit par les habitants, je retrouvais tout ce que j’aurais aimé intégrer comme principes. Avec la Concorde, j’ai appris que l’urbanisme est un processus à plusieurs équations et qu’il faut intégrer les gens dans ces équations. Ainsi, les habitants ont été intégrés depuis la conception du projet, lors des diagnostics. Il y a même tout un chapitre dans le plan directeur qui leur est dédié.

Louise  : quelle était la mission que t’avait confiée l’Office de l’urbanisme ?
Giovanna : ma mission c’était qu’il y avait une image directrice, il fallait en extraire un plan directeur de quartier et donc rédiger ce document. Sauf que tout était bloqué car il y avait des points sur lesquels les gens n’étaient pas d’accord.

Les habitants avaient entamé toute une démarche en créant un document sur la base de leurs diagnostics mais ils ne se sentaient pas entendus. A l’époque, ma hiérarchie ne comprenait pas toujours cette implication mais pour moi c’était essentiel de comprendre ce qui se passait. Les gens n’arrivaient pas à se projeter dans les projets, qui allaient prendre beaucoup de temps pour se réaliser. Dans l’immédiat, ils voulaient simplement un four à pain.

Louise  : de quelle manière l’approche a-t-elle évolué vers plus de concertation et de participation avec les habitants ?
Giovanna  : c’était une manière toute particulière d’appréhender le terrain, de l’expérimenter. Au début, j’étais encore célibataire et sans enfant, je participais à des balades découvertes dans le quartier, à toutes les assemblées et séances du Forum, aux séances de la maison de quartier, etc. J’écoutais les gens parler de leur quartier et cela me permettait de mieux identifier les besoins.

Les soirées Forum, des espaces de participation des habitants à la transformation du quartier

Je n’ai toujours pas fait ce four à pain (grande émotion dans la voix). Mais nous les avons écoutés sur d’autres choses. Nous avons inventé des manières de faire de l’expérimentation urbaine avec Olowine Rogg, Tiphaine Bussy, et Nicolas Hasler grâce au concept des mini-chantiers. C’est venu des habitants qui constataient que les périodes de planification urbaine étaient trop longues. Alors grâce aux mini-chantiers, on s’est mis tout de suite à l’ouvrage : on a installé des bacs de plantes, une pétanque, créé l’espace Voltelene, aménagé un conteneur en guise de maison de quartier ; des changements s’opéraient et répondaient à de vrais besoins.

En matière de reproductibilité, je ne pense pas qu’on puisse dire que tout doit être fait de la même façon ailleurs. Mais je pense qu’il y a plusieurs interventions qui gagnent à être réutilisées, comme les mini-chantiers qui ont, depuis, prospéré au-delà des frontières du quartier. C’est aussi pour ça qu’on a choisi de faire le livre des mini-chantiers pour que cette méthode puisse être appropriable.

On parle aujourd’hui d’urbanisme tactique et bien c’est déjà ce qu’on faisait à la Concorde ! C’est pour ça que cette expérience est comme un trésor pour moi. Aujourd’hui, en tant qu’urbaniste nous avons de nouveaux défis à relever, nous ne sommes pas seulement là pour planifier et légaliser les choses mais aussi pour fédérer des actions dans le territoire.

Louise  : quels sont les ingrédients pour relever le défi de la participation ? Qu’est-ce qui permet de faire collaborer des urbanistes, géographes, techniciens et les habitants d’un quartier ?
Giovanna  : c’est avant tout une question de posture. Ce n’est pas parce que je suis universitaire, ou au bénéfice d’une formation que j’ai la science infuse. Dans ma relation avec les habitants, je nourris une croyance profonde selon laquelle tout avis compte et que les échanges sont constructifs et importants. A l’époque, ce n’était pas une injonction d’entrer en dialogue avec la population, la loi ne l’obligeait pas. Mais j’ai vraiment cette conviction que deux personnes pensent mieux qu’une et que les habitants sont les plus grands experts de leur quartier. Voilà pourquoi selon moi tout est, au départ, une question de posture.

Ensuite, le second ingrédient essentiel c’est d’identifier les personnes clés. Cette dynamique n’aurait jamais fonctionné sans Olowine Rogg, Ernest Greiner, Anita Frei, Monsieur Rochat ou le soutien de Monsieur Hodgers. Il y avait une constellation d’acteurs clés au sein des différentes entités : politiques, promoteurs, habitants,… Toutes ces personnes relais finissent par faire prendre la mayonnaise de la participation. C’est ce que j’ai vu.

En discussion avec Ernest Greiner, longtemps président de la Fondation HBM Émile Dupont

Les projets éphémères, dans l’espace public, sont très à la mode en ce moment mais ce que les gens n’ont parfois pas compris, c’est que, dans une certaine mesure, le plus important ce ne sont pas les projets en eux-mêmes ni le projet définitif qui suivra. Tout cela est secondaire par rapport à tous les effets catalyseurs qui découlent de ces projets. Quand pour installer le Beach Volley, nous avons occupé un parking sauvage, cela a créé toute une dynamique : des personnes se sont fédérées autour de ce sport en le rendant visible, deux communes ont dû s’asseoir autour d’une table pour collaborer, les enfants du parascolaire venaient en journée jouer dans le sable, …

Louise  : tu sembles avoir le sentiment que ça a fonctionné, que c’était une expérience positive. Est-ce que tu y as toujours cru ?
Giovanna  : oui. C’est important d’y croire surtout quand tu souhaites faire les choses un peu différemment que d’habitude. J’aurais pu me dire, comme je l’entends parfois, « bon, les habitants ne veulent pas alors on abandonne ». On m’a parfois reproché d’être trop militante, trop dans les convictions.

A l’inverse, Nicolas Künzler, lors d’une de mes premières séances publiques, m’a dit qu’à travers mes yeux et grâce à ma manière de m’exprimer, je parvenais à donner vie aux projets, qu’il avait l’impression d’être en train de vivre ce qui allait arriver. Plus que des convictions ou un engagement, j’étais passionnée ! J’ai voulu faire comprendre aux gens que ce que j’étais en train de faire était passionnant ; je leur ai partagé mon imaginaire pour qu’ils puissent se projeter et y croire avec moi. Je veux pouvoir activer ça chez l’autre, lui dire « viens avec moi, ça va être possible, ça va être bien mais j’ai besoin de toi, car seule je n’y arriverai pas ».

Louise  : comment as-tu réussi à travailler avec autant d’engagement pendant toutes ces années ?
Giovanna  : c’est un travail qui n’a pas de limite, il faut savoir trouver l’équilibre, c’est quelque chose que tu travailles tous les jours : prendre soin de ta journée, avoir des breaks, prendre le temps de te connecter avec les gens, ne pas être dans la réalisation de tâches en continu ou le nez dans ses check listes.

Ce n’est pas évident tout le temps, parfois ça me déborde. J’ai vu des collègues entrer en burn out mais moi je ne peux même pas te dire que j’étais épuisée. Quand on est passionnée, c’est une recherche perpétuelle de l’équilibre entre le travail et le reste. D’où toute l’importante d’avoir des personnes relais en qui j’avais confiance et qui ont eu confiance en moi, qui ont cru que ça pouvait fonctionner.

En discussion avec Olowine Rogg

Louise  : vu les qualités humaines que tu décris, faut-il s’attendre à ce que le développement du Plan directeur du quartier de la Concorde soit abordé différemment si on change de « capitaine » ?
Giovanna  : Je ne suis pas craintive. Jusque-là j’avais cette force de frappe car j’étais moi-même le maître d’ouvrage : j’élaborais le Plan directeur de quartier (PDQ), je faisais les études de l’espace public,… Ce qui se passe maintenant c’est que l’Office de l’urbanisme n’est plus le maître d’ouvrage. Ce sont les communes qui réaliseront les espaces publics. C’est le Département des infrastructures qui doit s’occuper des aménagements de l’avenue de l’Ain et du pôle multimodal.

Mes marges de manœuvre sont maintenant très petites. C’est pourquoi, je pense que c’est le bon moment de partir. C’est ce que je disais aux maîtres d’ouvrage lors de notre dernière séance : c’est maintenant de leur responsabilité, ce n’est plus de mon ressort, je dois passer le flambeau.

Louise  : tu penses donc avoir terminé la tâche qui t’était confiée ?
Giovanna  : le seul bémol que je mettrais, là où j’estime ne pas avoir complètement fini ma mission, c’est que je ne sais pas comment garantir la participation dans le temps. J’ai constaté que certains habitants, qu’ils soient nouveaux ou anciens, ne savent pas ce qu’est le PDQ, malgré tous nos engagements, toutes ces informations, ces séances, ces présentations, ces expos,…

Lors de l’expo que j’ai réalisée dernièrement sur tout ce qui allait arriver dans le quartier, les gens me regardaient et me disaient « ah bon, mais c’est dans deux ans et je n’étais pas au courant qu’il y aurait un centre culturel ici ». J’espère que le Forum pourra œuvrer à ce que la mémoire et l’engagement des habitants ne se perdent pas.

Louise  : qu’est-ce qui t’a décidé dans ton choix de quitter l’Office de l’urbanisme ?
Giovanna  : c’est inespéré pour une urbaniste de moins de cinquante ans d’avoir des bâtiments qui sont déjà sortis de terre. C’est moi qui ai dessiné le périmètre du plan directeur et qui ai écrit le document. C’est pourquoi je suis si touchée. J’étais toute émue de voir la première pierre posée sur le premier bâtiment de la FED et d’y voir s’installer les nouveaux habitants. Je pense que cette expérience à la Concorde m’a propulsée. Elle m’a permis de déterminer ce qui me plaît.

Je pense qu’à un moment donné, tu portes les choses jusqu’où tu peux, dans le cadre de tes limites. Le projet commence aujourd’hui une nouvelle phase qui nécessite d’autres types de compétences. Là où je me sens vraiment à l’aise c’est dans la définition des stratégies. Alors je pars pour un poste où je peux mettre à profit ces compétences, je vais devenir cheffe du Service du territoire de la Ville de Nyon.

Louise  : quels sont tes arguments pour défendre la participation ? Qu’est-ce que tu cites en exemple pour convaincre du bien-fondé de ce principe ?
Giovanna  : souvent j’entends dire que la concertation est chère et prend énormément de temps. Mais si on fait un historique, quand j’ai commencé en 2011, le projet était bloqué. Il y a eu un revirement de situation et le plan directeur a été, en deux ans, à la fois élaboré et adopté, grâce à la concertation qui était très active. Le dernier concours vient de se terminer et je pars de la Concorde avec six immeubles réalisés. On est à peine dix ans plus tard et la moitié du quartier est déjà construit !

Cela montre bien que ça ne prend pas plus de temps et que ça ne coûte pas plus cher non plus. Ce sont parfois des excuses parce que c’est plus facile d’aller de l’avant techniquement. Mais pour moi ce n’est pas du temps perdu, au contraire, si ça fonctionne bien ça peut accélérer les projets. Si on analyse les situations d’autres plans directeurs du Canton, on reçoit en moyenne entre quarante et soixante lettres d’observation. Alors je donne toujours l’exemple du PDQ Concorde pour lequel il n’y a eu que six lettres d’observation ! Le Canton avait défini dix projets prioritaires en matière de logement et parmi eux, la Concorde a vraiment un coup d’avance.

On était moins sous le feu des projecteurs et cela a peut-être joué en notre faveur. Mais le fait que le PDQ Concorde ait été porté par les habitants a clairement accéléré le processus. Vis-à-vis des communes par exemple, au départ la Ville de Genève s’opposait au plan de site et campait sur ses positions ; le soutien des habitants a changé la donne. Il y avait une motion qui avait été déposée pour un écoquartier à la Concorde. Cette démocratie directe a permis aux habitants de s’opposer, de réagir. Il y a des outils en Suisse qui permettent ça. Ce sont ces éléments que je porte chaque fois à la connaissance de ceux qui doutent des bienfaits de la participation.

Une banderole de l’exposition "Paroles d’habitants"

Louise  : est-ce que cela signifie que la Concorde sort du lot en matière d’expérience participative ?
Giovanna  : ce qui me frappe c’est l’actualité du projet. A la quinzaine de l’urbanisme, le quartier de la Concorde a été choisi comme exemple d’un projet de requalification urbaine à l’échelle du Canton. Quand, pour préparer l’expo, j’ai relu le document de base, je me suis rendu compte que la Concorde est un projet très actuel.

On parle aujourd’hui des quatre piliers de la ville du quart d’heure. [1] A la Concorde, la densité a doublé. En matière de proximité, nous avons toujours veillé à inclure des espaces dédiés aux activités dans chaque projet. Quant à la mixité sociale, on a réussi à intégrer des coopératives. Et l’ubiquité, pour moi, c’est une des missions remplies par le Forum. Avec ses différents supports d’information et son journal, il permet de rendre l’information accessible par tous, de partout, à tout moment.

Louise  : tu sembles extrêmement fière de ce projet, de la manière dont tu l’as mené et de ce qu’il t’a apporté. Quels enseignements emportes-tu avec toi ?
Giovanna  : j’ai réellement grandi professionnellement grâce à ce projet. Bien sûr j’ai pu me tromper mais ma fierté c’est d’avoir tenu et de m’être battue pour conserver certains principes qui font aujourd’hui l’actualité de ce quartier. Il faut beaucoup de créativité pour que ça marche vraiment parce que l’administration peut être très lourde. J’ai d’abord appris les règles par cœur pour comprendre où étaient les opportunités et su prendre des risques et être là où nous n’avions jamais été.

En travaillant au contact des habitants, je me suis rendu compte que dans le management de projet on n’est pas outillé pour le rôle du négociateur. Du coup, j’ai fait des formations pour apprendre à négocier, à gérer les dynamiques de groupes et les situations conflictuelles, à utiliser des techniques d’intelligence collective. J’ai réalisé que parfois on se trouve face à quelqu’un de très conflictuel, qui hausse la voix, qui t’agresse. Je me suis senti mal plusieurs fois, prise au dépourvu dans des séances complètement bloquées. C’est en regardant et en observant ce qui se passait à la Concorde que j’ai eu envie de faire ces formations.

Louise  : ces dix dernières années semblent t’avoir transformée au-delà du domaine professionnel
Giovanna : quand tu es passionnée tu finis par être curieuse de tout et c’est ça qui te fait évoluer. Lors de ma première prise de parole, je ne sais pas si les gens se souviennent mais je tremblais de partout, rien n’avait de sens, mon discours ne se tenait pas. Heureusement je n’ai pas baissé les bras ! Dans notre société de performance on veut tout bien faire mais je pense qu’il ne faut pas avoir peur de faire faux, de se tromper, de devoir recommencer. Ça fait partie de l’apprentissage de faire des erreurs.

Les mini-chantiers, des installations éphémères pour anticiper la transformation du quartier

J’ai grandi humainement et c’est peut-être ça qui rend les choses si difficiles quand il s’agit de dire adieu à la Concorde (émotion dans la voix). Dans cet apprentissage, il y a ce côté de la passion tellement fort mais aussi de la responsabilité. C’est que quand tu t’engages auprès des gens et que tu vois les gens… Je suis très émue… J’ai dû me surpasser tellement de fois. Je n’étais pas une spécialiste des espaces publics, ni de la mobilité… mais j’avais ce sens de la responsabilité : je n’étais pas en train d’agir sur un plan mais sur la vie des gens et j’avais constamment cet élément en tête.

La Concorde a été une partie très importante de ma vie et à l’heure du départ, tout se mélange… Ce sont les années durant lesquelles je me suis mariée, j’ai eu mon enfant. Ma fille est née le mois de l’adoption du PDQ par le Conseil d’État. Je me souviens encore d’être avec ma fille bébé en train d’inaugurer un des premiers mini-chantiers aux côtés de Madame Künzler (rires et émotions). Même si j’emporte beaucoup de choses avec moi, c’est comme si je disais aussi adieu à une partie de moi.

Notes

[1La ville du quart d’heure est un modèle idéal d’une ville où tous les services essentiels sont à une distance d’un quart d’heure à pied ou à vélo. : densité, mixité, proximité, ubiquité.